Logistique militaire

Il fut un temps, pas si lointain, où la logistique ne passionnait pas grand monde au sein du ministère de la défense, en dehors bien sûr du cercle restreint des logisticiens. Par opposition aux éclairs de génie de la tactique, considérée un art, les très concrètes arcanes, règles et équations de la logistique apparaissaient, au mieux, comme un mal nécessaire. Si les décideurs militaires reconnaissaient volontiers, avec Dwight D. Eisenhower, que l’ignorance de la logistique était parfaitement capable de transformer en cuisante défaite le plus brillant des plans de bataille, la plupart des stratèges opérationnels avaient tendance à se comporter comme on l’enseignait alors dans les bonnes écoles de guerre : se méfier des logisticiens en temps de guerre et s’efforcer de les oublier en temps de paix.

Il n’en est plus du tout ainsi aujourd’hui car la logistique, et plus généralement toutes les fonctions de soutien, sont sous les feux des projecteurs et occupent le devant de la scène, tant sur les théâtres d’opération que sur le territoire national.

Les crises auxquelles nous devons faire face, si elles sont très différentes des grandes guerres du XXème siècle, ne sont pas pour autant de petits conflits. Elles concernent d’abord des espaces physiques étendus et souvent éloignés, et l’efficacité de nos moyens militaires est, plus encore aujourd’hui que par le passé, tributaire de nos chaînes logistiques soumises en permanence à une demande très forte pour garantir la continuité et le volume des flux d’approvisionnement, en particulier au sein des théâtres d’opération lacunaires, où l’insécurité règne en dehors des zones tenues par la force. A cette étendue spatiale, les crises conjuguent la durée. Nos forces terrestres, aériennes et maritimes sont engagées pour plusieurs mois, souvent plusieurs années, sur les différents théâtres. Cette capacité à durer constitue souvent un facteur déterminant de l’efficacité finale de nos opérations mais se traduit par une facture très lourde en matière de capacités de soutien consommées. Enfin, le spectre des actions que nous menons est lui-même très large et la grande diversité des moyens dont nous devons disposer pour les conduire accroît la difficulté du soutien. Cette difficulté est encore augmentée par la généralisation du caractère multinational des opérations ; celle-ci, si elle offre des possibilités de coopération, se traduit aussi par un accroissement notable de la complexité du soutien à assurer.

Ce triple défi de notre système militaire face à la durée, à l’éloignement et à la nature des opérations impacte de manière toute particulière notre logistique et notre soutien.

Dans le même temps et pour ce qui concerne le soutien des armées du temps courant, en-dehors du cadre opérationnel, la pression budgétaire accrue et la recherche de marges de manœuvres pour les investissements indispensables au renouvellement des équipements militaires vieillissants ont généré une prise de conscience aiguë du poids que font peser les fonctions de soutien sur le budget des armées. Pour le ministère de la Défense, la révision générale des politiques publiques (RGPP) mandatée par le gouvernement s’est donc concentrée sur les fonctions de “back office” dont chacune a fait l’objet d’un audit approfondi. Les recommandations faites par la RGPP se situent au cœur des réformes en cours qui se fondent sur trois principes directeurs : réduire la dispersion des stationnements pour rationaliser les moyens d’administration et de soutien en les concentrant, mutualiser les capacités de soutien des armées et unifier leur management, recentrer chacun sur son cœur de métier en externalisant les fonctions périphériques. A cette fin, plus de trente projets de réforme sont actuellement conduits dont la conjugaison va radicalement modifier le soutien des armées et le back office du ministère de la défense dans son ensemble sur la durée de la loi de programmation militaire 2009-2014.

Ainsi, ce sont toutes les branches de la logistique militaire et l’ensemble des fonctions de soutien du ministère de la défense qui sont touchées par le vent de la réforme qui souffle en rafales sur notre pays.

Dans ce contexte, la naissance d’un périodique en langue française consacré à ces sujets est particulièrement bienvenue et doit être applaudie. En effet, même si notre génie national doit en souffrir, il nous faut bien constater que le chemin des réformes qui s’ouvre devant nous est loin d’être inexploré, car la plupart de nos alliés nous ont précédé sur cette voie en mettant en œuvre des principes identiques ou analogues. Il est donc particulièrement utile de disposer d’un forum public permettant les échanges d’expériences, la comparaison des méthodes et les débats sur les mérites respectifs des solutions adoptées par chacun. Dans de nombreux domaines, la mondialisation est en marche et, sous certains aspects, la logistique militaire n’est pas épargnée, ne serait-ce que par le biais de la généralisation du caractère multinational des opérations militaires. Le maintien d’une cohérence globale des concepts, des principes et des méthodes de la logistique militaire constitue donc une ardente nécessité en vue de préserver l’efficacité opérationnelle de nos forces au sein d’une coalition constituée sous l’égide de l’OTAN, de l’UE ou de l’ONU.

Ce numéro inaugural de Soutien Logistique Défense est tout à fait emblématique de la richesse des échanges d’expérience, des comparaisons et des débats qui s’offrent à nous, logisticiens militaires, à travers un tel forum.

Le domaine du maintien en condition opérationnelle (MCO) des équipements provoque des débats dont l’ardeur est à la hauteur des enjeux opérationnels, industriels et financiers qui sont en cause. Alors même que nous attendions des nouvelles technologies utilisées par les systèmes d’armes modernes une meilleure maîtrise, et par là même une réduction, des coûts de MCO, l’escalade technologique et le cortège d’obsolescences qui est associé à cette dernière s’accompagnent d’une explosion des coûts de soutien, qui constitue un véritable défi pour la programmation des ressources budgétaires et impose de revoir de fond en comble les méthodes et l’organisation du MCO. Les questions qui se posent sont très bien décrites par l’article de Jean-François Lafore et Bernard Refalo qui rend compte des débats tenus lors du séminaire organisé par le Groupement des Industries françaises de défense terrestre (GICAT). Parmi celles-ci, une des plus fondamentales réside certainement dans l’organisation d’une meilleure complémentarité entre les capacités industrielles et les capacités des armées en matière de MCO. Ceci implique de constituer de véritables partenariats dépassant le seul cadre contractuel pour organiser la mise en commun et synergie des capacités étatiques et industrielles au profit d’une mission commune.

La France commence à peine à explorer cette voie pour laquelle elle ne dispose pas encore d’un cadre institutionnel et juridique affermi et le concept de partenariat public-privé institutionnalisé (PPPI) proposé par la Commission européenne, qui constitue une solution prometteuse, en est encore au stade de l’étude.

Dans le domaine du MCO toujours, les entretiens menés avec Pascal Gendre et Tony Bourne de MBDA, de même qu’avec Ken Hubbard de Raytheon, illustrent fort bien les conséquences de l’obsolescence pour le soutien des missiles et les solutions retenues pour y parer. Bien entendu, tout ceci est directement transposable aux missiles équipant les armées françaises. Cependant, les enseignements à en tirer dépassent largement le problème des missiles car, avec l’évolution technologique, ils s’étendent aux systèmes d’armes eux-mêmes qu’ils soient terrestres, maritimes ou aériens.

Dans le domaine de la logistique opérationnelle, et comme nous l’avons déjà souligné, la cohérence globale des concepts, des principes et des méthodes constitue un gage d’efficacité pour le soutien des forces engagées sur les mêmes théâtres d’opération. La mise en commun du retour d’expérience recueilli au cours des opérations et le partage de son exploitation sont donc essentiels. A ce titre, l’entretien avec le Brigadier General Chris Murray, commandant le Royal Logistic Corps, et l’article de Francis Tusa illustrent très bien le parallélisme des démarches entre la France et le Royaume-Uni et mettent en exergue les très profondes évolutions qu’impose le contexte actuel des opérations militaires aux concepts, aux doctrines et aux équipements de la logistique opérationnelle. Dans ce domaine, il est incontestable que le Royal Logistic Corps a développé une réflexion originale qui débouche sur des conclusions et des recommandations novatrices qui sont à même d’enrichir les réflexions des logisticiens français confrontés à des problèmes de même nature.

De même, les propos d’Andrew Pringle sur l’externalisation du soutien des opérations trouvent un écho particulier dans les débats nationaux qui accompagnent l’initiative CAPES France, homologue français du britannique CONDO. Ces débats portent particulièrement sur les limites de l’externalisation et la clarification du rôle des sociétés militaires privées (SMP) sur les théâtres d’opération, mais ils concernent aussi la place qui devrait être donnée aux réservistes en tant qu’interface, charnière s’articulant entre la logistique militaire et les prestataires civils. Le concept britannique des ‘Sponsored Reserves’ constitue incontestablement un modèle pragmatique et efficace que la France pourrait certainement exploiter mieux qu’elle ne le fait actuellement.

Ainsi, et sans même avoir parcouru toute la richesse du sommaire de ce premier numéro de Soutien Logistique Défense, on voit que les sujets abordés se situent au cœur des débats actuels et des évolutions en cours en matière de logistique et de soutien.

Dans notre contexte national marqué par de très profondes réformes qui concernent l’ensemble des fonctions et des métiers de la logistique et des soutiens, il est indéniable que les logisticiens du monde de la défense ont besoin d’un forum pour relayer leurs débats et partager leurs vues.

C’est donc avec enthousiasme que je salue la naissance de Soutien Logistique Défense, qui a pour vocation d’être le support de ce forum.